

Paul-Marc-Joseph Chenavard est un peintre français dont on n’est pas sûr du mouvement auquel son œuvre appartenait, mais son art et son œuvre peux être rapprocher au style de l’école de Lyon, un groupe d’artistes apparaissant dans les années 1810, leur style comprend à leurs débuts outre le genre troubadour, des peintres floraux, proches des dessinateurs de motifs pour la fabrication de pièces de soie et des peintres de paysages. Au salon de 1819, où l’école lyonnaise est identifiée pour la première fois, elle est décrite comme ayant « un style soigné, avec une facture fine et brillante ». Le tableau dont on va parler aujourd’hui est « Divina Tragedia », un tableau réputé pour son iconographie assez anarchique. On va aussi mettre en parallèle ce tableau avec la critique de Edmond About, un écrivain, journaliste et critique d’art français, membre de l’Académie française, que celui fait lorsque le tableau est présenté au salon de 1869, il nous livre une critique du tableau nous parlant de l’intention de l’artiste… mais aussi du fait que cette intention est mal réalisée.
Qu’est-ce qu’Edmond peut nous dire sur ce tableau particulier et que dois-t-on en retenir ?
On va d’abord présenter le tableau et son auteur un peu plus en détail, puis on va parler de la critique du tableau qu’en fait Edmond About, et on finira sur le rapport de celui-ci à l’art.
I)Paul Chenavard et tableau à l’iconographie confuse
A) L’artiste
Peintre et dessinateur. Originaire de Lyon, Paul Chenavard se rend à Paris en 1825, il travaille avec Ingres, Hersent, puis avec Eugène Delacroix, qui devient son ami. En 1827, il séjourne À Rome où il copie les maîtres, il y reste jusqu’en 1832, année où il présente au Salon sa toile : « La Convention votant la mort de Louis XVI », qui est retirée sur l’ordre du roi. Le gouvernement provisoire de 1848 lui confie la décoration gigantesque du Panthéon, il réalise 40 grandes compositions et 18 cartons retraçant l’histoire de l’humanité nommé : »Palingénésie universelle »; le retour au culte de ce monument en 1852 annule la commande. Découragé, Chenavard, cesse de produire, et se consacre à la philosophie et à l’esthétique. Paul Chenavard est avant tout un philosophe, comme l’indique Edmond, il a voulu peindre la philosophie avec «Divina Tragedia », mais à échouer dans sa tâche, malgré le fait qu’il est laissé une « clé de lecture » pour comprendre le tableau.
B) Que veut dire le tableau ?
Le livret du Salon de 1869 comporte une longue légende expliquant le tableau :
« Vers la fin des religions antiques et à l’avènement dans le ciel de la Trinité chrétienne, la Mort, aidée de l’ange de la Justice et de l’Esprit, frappe les dieux qui doivent périr. Au centre : le Dieu nouveau expire, les bras en croix, sur le sein du Père dont la tête se voile dans les nuages. Au-dessus, dans le ciel séraphique, les bienheureux se retrouvent et s’embrassent. Quelques chérubins ailés ont les traits de la Mort, parce que celle-ci est partout. En arrière du groupe central apparaissent, d’un côté, Adam et Ève, de l’autre la Vierge et l’Enfant figurant la chute et la rédemption. Plus bas, sous l’arc-en-ciel qui sert de siège au Père, d’un côté Satan lutte contre l’Ange, de l’autre le vautour dévore Prométhée enchaîné. Au bas : la vieille Maïa l’Indienne pleure sous les corps de Jupiter Ammon et d’Isis-Cybèle à tête de vache et aux nombreuses mamelles, qui sont morts en se donnant la main et qui furent ses contemporains. À gauche : Minerve, accompagnée du serpent qui lui fut consacré, s’arme de la tête de Méduse dont le sang a donné naissance à Pégase que monte Hercule, emblème de la force poétique de l’antiquité. Le demi-dieu s’étonne devant la force toute morale du Dieu nouveau. Diane-Hécate lance ses dernières flèches contre le Christ. En arrière : Apollon écorche Marsyas, figurant, à ce qu’il semble, le triomphe de l’intelligence sur la bestialité. Au fond, dans l’ombre : Odin s’avance appuyer sur une branche de frêne, écoutant les deux corneilles qui lui disent l’une le passé, l’autre l’avenir. Il est suivi du loup Fenris (Fenrir), toujours furieux. Près d’Odin, son fils Hemdalt (Heimdall) souffle dans son cor pour appeler les autres dieux du Nord. Au-dessus : les Parques sous l’astre changeant, et plus haut l’éternelle Androgyne symbole de l’harmonie des deux natures ou principes contraires, coiffée du bonnet phrygien et assise sur sa Chimère. À droite : Thor, armé de son lourd marteau, de son gantelet et du bouclier qui double ses forces, combat le monstre Jormoungardour (Jörmungand), lutte qui ne doit finir qu’avec le monde, puisqu’elle symbolise celle du Bien et du Mal. Bacchus et l’Amour forment une triade avec ¨Vénus, qu’ils transportent endormie. En arrière : Mercure emporte Pandore, qui s’est évanouie en ouvrant la fatale boîte. Au-dessus, la Mort, l’Ange et l’Esprit précipitent dans l’abîme Typhon d’Égypte à la tête de chien, le noir Démiurge, Persan au corps de lion, ainsi que les planètes ailées et les astres enflammés. Dans l’angle inférieur, à droite, un spectateur, placé sur un segment de la ville de Rome, indique le lieu de la vision. »
Ce tableau est donc sensé parler de la mort des anciennes religions antiques et de la naissance de la religion chrétienne.
II)Quand Paul veut peindre la philosophie
A) réception du tableau
Présentée au Salon de 1869, cette œuvre, jugée trop complexe et noyée dans les références et les idées que le peintre souhaite exprimer, se heurte à l’incompréhension de la critique et du public. Pour Théophile Gautier, « quel que soit le jugement qu’on en porte, la Divina Tragedia, a fait événement au Salon ». Et Edmond About est de la même opinion : « la Divine Tragédie de M. Chenavard est un événement, quoi qu’on dise ». Dans un écrit inédit, rédigé probablement en 1859. Baudelaire s’insurgeait contre « l’art philosophique suivant la conception de Chenavard … qui a la prétention de remplacer le livre, … Le cerveau de Chenavard […] est brumeux, fuligineux, hérissé de pointes […] Dans ce cerveau les choses ne se mirent pas clairement, elles ne se réfléchissent qu’à travers un milieu de vapeurs. ». Chacun a été troublé par ce tableau dont la signification est restée hermétique pour beaucoup : « Entrée gratuite pour ceux qui auront deviné ce que cela représente »
B) critique de l’artiste et du tableau
Le tableau, accroché dans le Salon carré, fit sensation pour autant de bonnes raisons que de mauvaises raisons, même le public qui n’est venu que « pour folatrer dans l’exposition » (une accusation d’Edmond envers le public des salons d’ailleurs) a été surpris par cette toile de plus de 20m² à la tonalité si étrange et qui « n’appartient ni au jour ni à la nuit ». D’ailleurs comment des artistes et des critiques ont pût être intéressés par l’œuvre d’un « homme de soixante an sonnés », artiste « débutant ou peu s’en faut », mais qui, depuis plus de 40 ans « jouissait d’une réputation légitime et d’une incontestable autorité ». Ce peintre est en effet un véritable paradoxe, il est l’ami de personnalité de la scène artistique et littéraire de l’époque, tel Delacroix, Baudelaire, Edgard Quinet, Louis Ménard, Charles Blanc, et Gambetta. Chenavard était de son vivant à la fois connu et reconnu, aimé et admiré, mais plus pour ses qualités intellectuelles et son éloquence que par son talent de peintre qu’il a rarement mit à exécution même si le décor entier du Parthénon qu’il a réalisé montre un peu l’étendue de son talent artistique.
III)Edmond About et l’art
A) Présentation de l’écrivain et de son parcours en tant que critique d’art
Edmond François Valentin About, né le 14 février 1828 à Dieuze (Moselle) et mort le 16 janvier 1885 à Paris, est un écrivain, journaliste et critique d’art français, membre de l’Académie française. Il est nommé en 1851 membre de l’École française d’Athènes et séjourne deux ans en Grèce en compagnie de l’architecte Charles Garnier et du peintre Paul-Alfred de Curzon. Il séjourne en Égypte en 1867-1868. Il participe aussi au voyage inaugural de l’Orient-Express en 1883. Agacé par les outrances du philhellénisme alors à la mode et marqué par le mishellénisme de ses maîtres du petit séminaire, il tire de chacun de ses voyages des ouvrages satiriques marquants. La Grèce contemporaine (1854) remporte un grand succès tout en insistant sur l’écart entre le mythe grec fondé sur l’Antiquité et la réalité contemporaine. Le Roi des montagnes ridiculise le mythe romantique du pallikare, guerrier-bandit héros de la guerre d’indépendance grecque. Le Fellah décrit comment un paysan égyptien élevé en Europe devient une personnalité dans son pays et finit par épouser une Anglaise, fascinée par l’exotisme. De Pontoise à Stamboul parodie le célèbre Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand. Edmond About est également un critique d’art acerbe, très disposé à railler les peintres d’avant-garde. Ses comptes rendus de Salon en 1855 et 1857, d’une savoureuse verve comique, éreintent notamment les prétentions du réalisme de Gustave Courbet et appellent à la prudence face à ce qu’il considère comme une brèche ouverte à l’anarchie dans l’art.
B) Edmond et la divine tragédie
Comme indiquer juste avant, Edmond est réputé pour être quelqu’un d’acerbe aimant raillée les peintres aux tendances avant-gardiste comme Courbet, chef du fil du réalisme dont les détracteurs s’amusait à chercher des messages cachés choquant dans ses œuvres (une révolte paysanne là, une fille entretenu fatiguée par ses ébats sexuels ici…) et le tableau de Chenavard n’a pas échappé à la règle. Il critique en effet Chenavard d’avoir voulu peindre la philosophie alors qu’elle devrait être parlé où écrite. Il parle du Panthéon de Chenavard et dit que Chenavard est un artiste avec beaucoup de talent, mais qu’il gâche ce talent avec ce tableau comme d’autres artistes talentueux avant lui « Ary Scheffer a gâché un beau talent de second ordre en s’escrimant à peindre la poésie […] » (l.20-21). Il dit que l’intention derrière ce tableau est noble (celle d’instruire par les yeux) mais que cela nuit à la loi fondamentale de la peinture qui est de contenter les yeux, il prend en exemple la chapelle Sixtine qui arrive à « frapper sans inquiéter » l’œil humain. Il dit que cette « lumière exceptionnelle, qui n’appartient ni au jour ni à la nuit. » et que cette grisaille dans lequel on égare quelques tons de rouge, vert, et bleu qui ne sont ni rouge, ni vert, ni bleu et cet « arc-en-ciel attristé pour pas dire malpropre […] » ne réussissent pas à satisfaire. Il insiste sur le fait qu’il aurait dût écrire en prose son histoire de la chute des anciens dieux et de l’avènement du nouveau dieu, car il y a beaucoup d’éléments qu’il a dû probablement oublier dans son tableau. Il se moque du fait que le seul vrai mort est le nouveau Dieu (le Christ), et qu’en fait on a la sensation que le Christ est vaincu par les divinités païennes et non en train de les vaincre. Il suggère des idées qui aurait été selon lui plus logique et marquante : Comme représenter la résurrection du Christ tandis que les divinités païennes expirent sous ses pieds, où au contraire, montré les dieux se régaler d’ambroisie sur l’Olympe alors que le Christ agonise en sang avec sa croix qu’il jette lamentablement sur la table des dieux. On apprend que à la fin il a lacéré le tableau en ajoutant que malgré la composition déplorable, la peinture est excellente et à une « suavité chaste qu’on adore chez Prud’hon ». Edmond About ne nie pas le talent de peintre de Chenavard… mais il critique que ce que représente Chenavard aurait mieux fait d’être écrit en prose.
Pour conclure, on a un tableau qui a d’excellente qualités picturales, les couleurs, la lumière, et le reste de la composition plastique sont bien gérés. Ce qui pose vraiment problème, c’est le sujet abordé dans l’œuvre. Chenavard veut en effet mettre en scène le rêve du personnage en bas dans la partie droite du tableau, le problème, c’est qu’il y a trop de choses qui peuvent pas être mise en scène dans un tableau. About souligne ici le fait que ce qui est représenté pourrait être le sujet d’un livre, mais que dans un tableau, cela rend le tout confus et nous fait demander qui est réellement vainqueur et perdant dans cette guerre théologique opposant le christianisme au paganisme. Le tableau de Chenavard représente un sujet beaucoup trop complexe pour la peinture, ce qui provoque une iconographie confuse qui laisse le spectateur tout aussi confus, alors que selon About, la peinture doit contenter l’œil. About nous montre ici l’exemple d’un sujet mal représenté, comme cela peut arriver en peinture, comme cela à pût arriver à Ingres avec son « martyre de saint Symphorien » qui a lui aussi une mise en scène et une iconographie confuse. Ce tableau montre en quelque sorte les difficultés à adapter un sujet à un « média » très différent de celui d’origine.